Shiatsu thérapeutique et plantes d’Amazonie

Shiatsu thérapeutique et plantes d’Amazonie

Béatrice Bernard, « Du corps morcelé au corps unifié » Dans Shiatsu thérapeutique et plantes d’Amazonie : quand l’art du toucher rejoint l’énergie des plantes, édité par Bernard Bouheret, Editions Testez, Embourg : Marco Pietteur, 2009, 192 p.

 

« Du corps morcelé au corps unifié : le « corps » porte en soi la notion d’unité et de globalité comme le manifestent ces expressions de notre langage courant telles que le corps du texte, un corps de métier, un corpus, prendre corps, faire corps.

Le corps unifié est le corps à l’état de santé, mais il peut être dissocié par les traumatismes psychiques ou physiques. Le morcellement qui s’ensuit s’inscrit dans le corps et engendre des ruptures pouvant être localisées dans toutes les zones corporelles, ou se traduit par la sensation de vivre sa vie du dehors, d’être spectateur de son corps. Dans les deux cas, le shiatsu vise à réintégrer la partie dans le tout, à rassembler, à restaurer intégrité et cohérence.

J’emprunte à la littérature cette sensation de séparation entre le corps et l’esprit, décrite par Julio Cortázar dans Les armes secrètes : un homme se rend tous les jours à l’aquarium du Jardin des plantes à Paris pour observer des poissons :

« Maintenant je sais qu’il n’y a rien eu d’étrange dans tout cela, que cela devait arriver. Ils me reconnaissaient un peu plus chaque matin quand je me penchais vers l’aquarium. (…) Je collais mon visage à la vitre de l’aquarium (…) Je voyais de très près la tête d’un axolotl immobile contre la vitre. Puis mon visage s’éloigna et je compris. Une seule chose était étrange : continuer à penser comme avant, savoir. Quand j’en pris conscience, je ressentis l’horreur de celui qui s’éveille enterré vivant. Au-dehors, mon visage s’approchait à nouveau de la vitre, je voyais ma bouche aux lèvres serrées par l’effort que je faisais pour comprendre les axolotls. J’étais un axolotl (…)».

Cet état – extrême ici – est spontanément décrit par Astrid, une patiente :

« Je sors de mon corps quand je suis fatiguée, j’oublie mon corps et ne tiens que sur les nerfs, ou alors quand je ne suis pas satisfaite de la vie que je vis. Je fais abstraction de mon corps, je me mets dans ma bulle pour éviter la confrontation avec le monde extérieur (les transports, la foule, le bruit), je vais dans ma tête. Le shiatsu me fait rentrer dans mon corps, me ramène au corps, me ramène à la vie. »

Le praticien agit comme passeur pour que l’individu ait accès à lui-même (celui-ci peut alors faire l’expérience de l’unité, avoir la sensation de former un tout). Une patiente m’a dit un jour à la fin d’une séance : « Je n’avais jamais eu une telle impression d’unité. Quant à moi, j’avais la sensation d’un corps morcelé, éparpillé, j’avais « recollé » les morceaux et c’est ce qui avait été perçu par la patiente.

Les ruptures du corps

Les causes de morcellement sont multiples, elles peuvent être d’origine psychique ou physique : opérations, cicatrices, accidents, accouchement, deuil, séparation, absence, ruptures dans la vie, maladies, postures erronées…, la liste est longue de tout ce qui peut scinder l’individu, l’éclater, lui faire perdre centrage et unité.

Les chocs psychiques, notamment le deuil, vont disloquer le corps ; le praticien veillera à harmoniser le Shen (en MTC, entité viscérale du Cœur) et à raccrocher les foyers entre eux.

Les ruptures peuvent avoir lieu sur : fenêtres du ciel, cou, poitrine, diaphragme, estomac, pelvis, genoux, coudes, poignets, chevilles. Le praticien portera son attention sur le territoire bloqué, le lieu de la rupture :

les fenêtres du ciel : le mental a pris le pouvoir, il y aura excès en haut et vide en bas (il faudra tonifier en bas et disperser en haut).

la gorge (chakra n° 5) est liée aux choses enfouies, à la parole. Les femmes maltraitées peuvent avoir des problèmes de thyroïde (il y a une correspondance entre les premier et deuxième chakras et la gorge).

un déséquilibre de cœur/maître du cœur (chakra n° 4) peut aller de pair avec des oppressions thoraciques, des situations oppressantes dans la vie, des difficultés respiratoires.

peur et angoisse peuvent occasionner des blocages lombaires.

Anita

Anita a souhaité recevoir un shiatsu pour « retrouver des besoins fondamentaux » : «J’ai conscience de ne pas être épanouie, de ne pas avoir trouvé le bonheur, je n’ai pas de problèmes matériels, je voudrais me retrouver, moi ».

Dix ans plus tôt, elle a accouché d’une petite fille qui est morte peu après la naissance, son ex-mari est lui aussi décédé. Elle mentionne une ancienne addiction à l’alcool et aux médicaments, elle consomme actuellement du cannabis « pour son effet apaisant et calmant sur les nerfs », elle évoque un épuisement physique et nerveux et a le sentiment de sombrer à nouveau dans la dépression, de ne pas avoir de vie pour elle, elle a fait un régime (elle a pesé jusqu’à cent kilos) mais ne parvient plus à perdre de poids, « là aussi, c’est bloqué » ; elle évoque également des douleurs lombaires et des troubles urinaires.

Lors de la première séance, j’ai la sensation d’une cuirasse sous les mains : l’intérieur est vide, mort, comme s’il fallait traverser toutes les douleurs pour accéder à l’intérieur et le faire revivre. Je pense aux mots de K. G. Dürckheim « le corps que l’on est » : cette cuirasse se voit extérieurement. Au cours de la deuxième séance, je traiterai notamment la Rate en dispersion : le mental est en excès (la patiente me dira ne pas arrêter de penser, le jour comme la nuit, elle se réveille toutes les heures environ) aussi agirai-je sur le Yi (l’entité viscérale de Rate-Pancréas) par Yishe, « abri de la pensée », 49 V et 20 V, point Shu de la Rate. La troisième séance sera exceptionnelle, il est très émouvant de vivre l’ouverture d’un individu : la cuirasse s’est fluidifiée, le corps est ouvert. Anita a perdu du poids, son sommeil s’est amélioré de façon significative, elle a le sentiment d’avoir plus de recul dans sa vie, « je vais vers la sérénité ». Le lendemain un zona s’est déclaré sur le dos, du point de vue du shiatsu, c’est une voie de sortie du corps, du revers vers l’avers, une « crise de guérison » : elle avait eu un zona, adolescente, une quinzaine d’années auparavant.

Les cicatrices, comme les deuils, rompent la circulation de l’énergie dans le corps : Anita a subi deux césariennes et l’ablation d’une des glandes de Bartholin, qui servent à la lubrification du vagin pendant les rapports sexuels, « dans les deux cas ça me concerne en tant que femme ». Elle décrit son bas-ventre comme une zone morte, un amas de chairs sans vie : « on pourrait me piquer des aiguilles, je ne sens rien, c’est insensible », et elle ajoute très justement en parlant de sa fille qui est morte : « elle est toujours là ». Elle est à la fois amputée d’une partie d’elle-même : la mort est séparation, et elle porte cette séparation dans son corps. La séparation s’inscrit dans le corps, dans la mémoire cellulaire. Le corps est réceptacle des évènements vécus, lieu où s’inscrivent nos expériences.

Il y a, comme l’explique J.-M. Kespi dans  L’homme et ses symboles, corrélation et interrelation entre psychisme et physique en Médecine traditionnelle chinoise : « Nous avons deux mémoires, psychique et somatique, qui, ayant enregistré toutes les expériences vécues depuis notre conception – plaisirs, peines, traumatismes, angoisses, souffrances, etc. – dialoguent en permanence. Il n’est pas de psychosomatique dans le sens où nos symptômes corporels seraient induits par la psyché. Le corps est, en lui-même, une mémoire ; nos symptômes en sont le langage ; il converse en permanence avec la psyché. »

Corps et esprit ne sont pas séparés, ils sont reliés comme le sont les deux faces d’une feuille de papier : ce qui agit sur le physique va agir sur le psychisme et inversement bien sûr, ce qui agit sur le psychisme aura une action sur le physique. L’homme, écrit K.G. Dürckheim, « est une unité en soi (…), le corps est la forme extérieure de l’âme et l’âme l’esprit du corps, c’est pour cette raison, donc, que la structure intérieure se manifeste inévitablement à travers son corps et son attitude. Il n’y a pas d’ordre spirituel ni de tension psychique qui ne se reflètent dans le corps. »

Anita envisage de recourir à la chirurgie esthétique afin d’enlever cet amas de chairs mortes, l’ablation prendrait alors le sens d’une « blessure symbolique », puisqu’il s’agirait ici d’enlever ce qui est en trop pour retrouver un corps entier, créer de l’espace pour retrouver une circulation.

Lors d’une prochaine séance je m’attacherai à redonner de la vie dans la zone morte afin de réintégrer le bas-ventre, l’utérus, dans le schéma corporel, en frottant, en « respirant » dans les mains, en effectuant des manœuvres fluidiques d’équilibre de l’énergie : remplir le vide et vider le plein.

Restaurer l’unité du schéma corporel

Le schéma corporel se constitue à travers l’expérience physique avec le monde extérieur. Les informations qui contribuent à sa construction proviennent de diverses sources, telles que les sensations tactiles, thermiques, visuelles et vestibulaires (oreille), musculaires et viscérales. Le schéma corporel, qui n’est pas constitué à la naissance, va donc s’élaborer par les sensations, notamment par le toucher.

La perception du corps comme totalité est, on l’a vu, un équilibre fragile, menacé par les chocs, qu’ils soient psychiques ou physiques.

Le praticien de shiatsu sera donc attentif aux mots que le patient utilise pour décrire son corps et ses douleurs : ils traduisent souvent la vision morcelée qu’il a de son propre corps.

La partie malade est coupée du schéma corporel. Toutes les zones du corps peuvent être atteintes. Il faut réincorporer la partie douloureuse, réintégrer la partie dans le tout, la première vertu du shiatsu, comme toutes les techniques du toucher, étant de restaurer l’unité du schéma corporel.

« Le shiatsu me fait rentrer dans moi » (Anne-Marie) : les limites de son corps sont redéfinies par le contact de mes mains et par le tracé des méridiens. On assiste ici à une réappropriation du corps, à une réintégration de toutes ses parties dans une totalité : « J’ai besoin de ça pour sentir que j’ai des pieds, des jambes, des mains, pour me sentir moi, l’intérieur de moi, pour me retrouver. »

François

François a perdu la sensibilité de la main droite depuis un an à la suite d’une intervention chirurgicale ratée sur le canal carpien, opération durant laquelle le nerf médian a été sectionné. Cuisinier, il est en arrêt de travail depuis lors. François me dit qu’il aurait alors préféré que sa main soit amputée, il s’est trouvé confronté à une sensation angoissante : sa main est devenue un objet, une chose qui ne lui appartient pas, un appendice coupé de son corps ; il se voit prendre un objet dans la main mais n’en a pas la sensation. Quand il saisit un objet, il y a morcellement, désarticulation : un hiatus entre lui et l’objet saisi. Puisqu’il n’y a pas de relation tactile entre l’objet saisi et le corps, l’œil supplée à cette déficience. Une rééducation motrice a permis de réintégrer partiellement la main dans le schéma corporel, cette première étape étant l’acceptation de la main invalide.

Lors d’une séance pratiquée sur lui, ses pouls étaient très dilatés, le feu en excès, le système nerveux à plat (Triple Réchauffeur/Maître du Coeur). J’ai dispersé le Yang en étant attentive à la sortie de l’énergie aux extrémités du corps : points Ting des orteils et des doigts, Fenêtres du ciel, Pae Hoe (20 Toumo, point des cent réunions), Fontaine jaillissante (1 Rein).

J’ai dispersé longuement les points Feu 8 Coeur et 8 Maître du Coeur : la main qui a perdu la sensibilité est plus dure (il y a eu rétraction des muscles), mais la sensation de brûlure est la même sous mes pouces. J’en fais part à François, à savoir qu’énergétiquement sa main droite est vivante, même si lui-même a perdu le contact avec sa main. Je trouve essentiel d’établir le dialogue en lui faisant partager mes sensations ; je m’interroge et l’interroge sur la possibilité de renouer avec sa main autrement que par des sensations tactiles. 8 Cœur et 8 Maître du Coeur sont des points locaux, reliés à tout le corps par la circulation énergétique dans le méridien : lorsque je disperse le Feu, l’action s’étend au corps tout entier, par les trajets des méridiens et par résonance.

François se dit plus posé depuis cet accident, moins agité. L’expérience de sa main absente, l’expérience de la maladie sont pour lui, dans le même temps, une porte qui s’ouvre et qui lui offre peu à peu la possibilité de se retrouver.

Retrouver le centre

Après la « prise de contact » avec le patient, qui s’effectue avec la main plate le long de la colonne vertébrale, le praticien va parcourir l’ensemble du corps afin de restaurer la circulation énergétique dans le corps, celui-ci étant le support qui permet de relier l’individu à son être.

Intervenir localement sur une zone douloureuse, travailler un point d’acupuncture symptomatique ne doit pas me faire perdre conscience du corps global de l’autre et, a fortiori, du mien ! Lorsque je donne un shiatsu, il me faut être centrée dans mon Hara, être là et être au monde, c’est une expérience qui passe par le corps.

Dans nos sociétés occidentales, le centre de gravité est souvent décalé, souvent trop haut dans le corps  : centré dans le thorax, la personne vit dans ses émotions, centré dans la tête, elle est dans le mental. La posture est révélatrice du centre de gravité : il m’arrivera souvent au cours d’une séance de corriger une position inadéquate, le patient aura alors l’impression, dans un premier temps, d’être de travers, il y avait équilibre, compensation dans la posture, la posture juste mettra alors l’accent sur le déséquilibre.

Le centrage dans le Hara (ou « ventre » en japonais) amène une globalité du corps. Ce processus est très bien décrit par K. G. Dürckheim : au Japon, « le Hara confère donc à la personne humaine dans sa totalité une qualité spécifique ; on peut même dire qu’il en fait une personne  « entière ». Celui qui ne possède pas le Hara n’est pas « entier ». »

« Le corps humain, dans son attitude, n’est rien d’autre que l’expression d’un état de la personne entière. Il en est de même du centre de gravité : bien qu’il puisse être localisé dans une région déterminée du corps, il exprime un état de la personne entière qui se reflète dans son comportement tant physique que psycho-spirituel à travers le corps et à travers l’âme. Le centre de gravité est donc l’expression non seulement du corps et de l’âme, mais d’une troisième réalité : l’homme dans sa totalité, conforme à son être et adapté au monde. »

Le shiatsu peut contribuer à réunifier l’homme coupé de son corps dans nos sociétés occidentales.

Occidentale moi-même, je pratique le shiatsu, discipline orientale, sur des corps empreints de dualité, d’où l’importance pour moi d’être centrée dans le Hara, d’être « entière », dans une globalité, pour surmonter cette dualité inhérente à notre culture.

Se réapproprier une enveloppe corporelle

Le shiatsu étant une technique du toucher, le praticien et le patient vont être en relation dans un premier temps par la peau, l’organe sensoriel du toucher. Je me suis intéressée de ce fait à la relation très étroite qu’entretiennent peau et psychisme.

La peau est l’organe sensoriel du toucher, c’est une barrière, un organe de protection contre les agressions externes, une surface d’échange (gazeux et calorifique, et elle assume une fonction d’épuration de l’organisme. La peau est une enveloppe, une frontière entre soi et les autres, c’est un lieu d’échanges entre l’intérieur et l’extérieur. L’expérience tactile est à la fois active ( je touche) et passive (je suis touché). L’être humain ne peut pas vivre si 1/7 de sa peau est détruite.

La peau et le cerveau sont issus du même feuillet embryonnaire, l’ectoderme, qui est le feuillet cellulaire externe de l’embryon à partir duquel se constituent la peau, le système nerveux et les organes sensoriels, ce qui fait de la peau une « sorte de cerveau en feuilles ». (Le Journal du CNRS). Les deux organes, cerveau et peau, communiquent en permanence. De nombreuses expressions du langage courant expriment bien cette relation entre la peau et le psychisme, tels qu’« être touché », « marqué », « blessé », « écorché », « à vif », qui sont à la fois tactiles et émotionnels.

Dans ma propre expérience, certains patients se référent spontanément à la peau pour se dépeindre ou pour évoquer des sensations vécues au cours d’une séance de shiatsu.

« C’est une histoire de peau, le shiatsu enlève des peaux, les peaux mortes. » (Hélène)

« Les évènements de ma vie ont fait que je suis écorchée, je suis comme je suis et maintenant je veux vivre avec, ne pas retomber et reprendre des antidépresseurs. » (Anita)

Ecorchée fait référence au corps et au psychisme. Etre écorché c’est ne pas avoir de peau, d’enveloppe protectrice. Sans peau, le psychisme est à nu. Le shiatsu peut aider à restaurer une enveloppe corporelle entière.

Le psychanalyste Didier Anzieu a forgé le concept de Moi-peau : « Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience à la surface du corps. » En prenant soin de son enfant la mère lui donne conscience qu’il est un tout qui correspond aux limites du corps : « l’infans acquiert la perception de la peau comme surface à l’occasion des expériences de contact de son corps avec le corps de sa mère et dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement avec elle. » Par le toucher et le regard la mère met son enfant dans une enveloppe. Le peau à peau est l’un des premiers contacts de relation avec l’autre (mère/bébé). Cette enveloppe est l’unité même de base de notre édification.

Didier Anzieu cite le cas d’un bébé séparé longuement de sa mère après avoir subi une intervention chirurgicale ; durant ce temps, sa mère a pu le voir et lui parler, mais pas le toucher. Au cours d’une séance de psychothérapie, l’enfant, alors âgé de 5 ou 6 ans, a collé un adhésif sur l’ensemble de son corps, sauf sur les yeux : il s’est ainsi reconstitué une peau qui lui a fait défaut à une période de sa vie, seuls les yeux n’ont pas été recouverts puisqu’il avait pu maintenir le contact visuel avec sa mère.

Nous l’avons vu, la peau est une barrière, elle fait écran aux agressions externes, mais elle est aussi tournée vers l’intérieur, elle dialogue avec le psychisme, c’est un outil de communication (la peau donne des informations). Le « Moi-peau [est une] interface apte à séparer le dedans et le dehors ». L’interface sépare : frontière entre dedans et dehors, lieu de passage, c’est aussi un espace de circulation qui accueille les entrées et les sorties. La frontière est garante de l’intégrité du corps, elle définit les limites et dans le même temps elle est la condition d’accès à l’autre, à ce qui est à l’extérieur de moi.

Vers un corps unifié

« Notre existence séparée est une illusion. Nous sommes parties intégrantes d’un tout : nous sommes une mer qui a un mouvement et une mémoire. Notre réalité est plus grande que toi et moi, plus grande que tous les navires de la mer, plus grande que les eaux sur lesquelles ils naviguent. » Erwin Laszlo, Aux racines de l’univers.

Lorsque la personne est unifiée, une passerelle peut s’ouvrir dans l’espace temps :

Leïla a subi, quelques années auparavant, une opération avec ablation de la moitié de la thyroïde. Aujourd’hui, elle mentionne des douleurs à la nuque ; aussi vais-je porter mon attention sur les points situés autour de la thyroïde : 23 Jenmo, 9 Estomac, ou encore sur les fenêtres du ciel postérieures (16 Toumo, 10 Vessie, 20 Vésicule Biliaire). Alors que je procède à des étirements afin de dégager la nuque, et avec l’intention de faire circuler dans la région de la thyroïde, Leïla réagit avec émotion: « Cela faisait longtemps que je n’avais pas senti cela, c’est ce que faisait mon grand-père au Maroc quand j’étais enfant pour soigner mes angines, et il appliquait de l’argile. J’y étais, avec la lumière et le soleil… »

Etre présent pendant le shiatsu est autant une exigence pour le praticien que pour le patient.

Si celui qui reçoit est conscient de son corps, il ouvre une porte au praticien qui entre dans cette conscience. Le praticien présent, centré dans son Hara, conscient de son corps, accède au corps énergétique de l’autre. Ce n’est pas seulement un travail sur le corps physique, car le corps physique est un support, un moyen d’accès au corps énergétique.

En revanche si le patient n’est pas dans la conscience de son corps (si, pour reprendre les termes de K. G. Dürckheim, il a un corps, au lieu d’être un corps), la passerelle ne se fait pas ou épuise le praticien qui aura la sensation de se heurter à des portes fermées : le passage ne se fait pas, la porte ne s’ouvre pas.

Elsa souffre d’acouphènes, les pouls font apparaître une faiblesse du système nerveux. Elle est dans la spirale stress-douleur-insomnie. Je vais donc porter mon attention sur l’équilibre du système nerveux (équilibre de Triple Réchauffeur et Maître du Cœur), tonifier le Rein, lié à l’oreille, et terminer le travail sur la tête par l’équilibrage droite/gauche sur 17 TR, Yi Feng (« Cache du vent ») ; 21 TR, Er Men (« Porte de l’ouïe ») ; et 19 Intestin Grêle, Ting Gong (« Palais de l’ouïe ») qui sont des points symptomatiques des troubles auditifs. La patiente n’est pas concentrée, je lui demande alors sa collaboration en lui proposant de ressentir la différence entre les deux côtés de la tête : à gauche, du côté de l’oreille souffrante, les points sont très fermés. Elsa prend immédiatement conscience de la différence et, reprenant contact avec son corps, elle renoue le contact avec moi.

Ne pas perdre la relation à l’autre, cela se fait par la présence à soi dans un premier temps. La conscience de soi est nécessaire pour aller vers la conscience de l’autre.

Appréhender l’homme dans sa totalité : travailler sur une zone locale dans un but thérapeutique ne doit pas faire perdre de vue la personne dans sa globalité. Ne pas segmenter le corps, mais s’attacher à faire circuler dans tout le corps car le corps est le support, le moyen d’accès, à soi et à l’autre. Anita ne vient pas à cause de ses symptômes, ils sont multiples, sa motivation est tout autre, et elle est essentielle : elle vient pour se retrouver.

A la lecture de Jean Malaurie, il me semble entendre un langage similaire à celui qu’utilise le praticien de shiatsu. Alors géographe ( il se définira plus tard comme anthropogéographe et parlera de « concept global », ayant intégré l’homme à l’étude de la nature) , il étudie méthodiquement les pierres, lors d’une mission scientifique dans le nord du Groenland en 1950, et décrit ainsi la démarche qu’il a suivie : « Coller au terrain … penser en piéton, un pas après l’autre, scruter les profondeurs glacées, les failles, les creux et les bosses, puis à partir du lieu, de ses cavités labyrinthiques, de ses grottes et des chemins qui y conduisent, les canalicules et les diaclases…. ».

Le shiatsu, tout comme cette anthropogéographie, est un formidable outil pour nous relier, à travers le corps, à nous-mêmes et au monde. Il se manifeste dans la capacité du praticien à tisser les liens, renouer les fils, défaire les nœuds (qui sont des ruptures du corps, des lieux de blocage où l’énergie ne circule plus), recoudre, reconstituer la trame, les réseaux.

En pratiquant le shiatsu, nous pouvons avoir conscience des différentes strates : la peau, la chair, la structure osseuse, ou encore le corps énergétique. Ce « deuxième corps » est appelé « corps subtil » par les Tibétains, « corps arc-en-ciel » par les Aborigènes d’Australie, « corps de Qi » par les Chinois. C’est ce corps subtil que le praticien de shiatsu va devoir développer, en affirmant la présence à son corps physique, notamment par des pratiques comme le Qi Qong ou le Tai Qi Chuan. En effet, au cours des exercices de Qi Qong, chacun prend conscience dans un premier temps de l’enveloppe, de la frontière entre intérieur et extérieur. Cette prise de conscience permet ensuite à la frontière de se dissoudre : il n’y a plus de limite entre dehors et dedans, on réunit, on réconcilie intérieur et extérieur.

De même, celui qui reçoit le shiatsu peut faire cette expérience : « Le shiatsu me ramène dans mon corps, me fait prendre conscience de l’intérieur et de la couche extérieure, je reprends conscience de chaque parcelle de mon corps, pour l’oublier complètement. » (Astrid)

Le praticien, qu’il soit oriental ou non, s’inscrit dans une lignée, de maître à élève, il est le véhicule d’une mémoire qui ne lui appartient pas. Je transmets quelque chose qui me dépasse, je m’inscris dans une filiation, qui est une actualisation et une re-création continue. Il s’agit donc d’une « tradition », comprise dans son sens étymologique comme transmission (du latin tradere, « trans » à travers et « dare » donner), à la fois mémoire et projet, que le praticien a le devoir de poursuivre et d’enrichir.

Le shiatsu est un système ordonné, une gestuelle codifiée, le cadre à travers lequel le praticien réalise son rôle de médiateur pour réconcilier la terre et le ciel en l’homme. »

Bibliographie

Anzieu, D., Le Moi-peau, Paris : Dunod, 1995 (1re éd. 1985)

Cortázar, J., Les armes secrètes, Paris : Gallimard (Folio n° 448), 1973, pp. 27-35 (1re éd. Buenos Aires, 1959)

Chevrolet, G., Miche et Drate, paroles blanches, Montreuil : Théâtrales – Jeunesse, 2006

Crossman, S. et Barou, J.-P., Enquête sur le savoirs indigènes, Paris : Gallimard, 2005 (1re éd. 2001)

Crossman, S. et Barou, J.-P., Les clés de la santé indigène, Paris : éd. Balland, 2004

Dürckheim, K. G., Hara, Paris : Le courrier du livre, 2005 (1re éd. allemande 1967, française 1974)

Kespi, Dr J.-M., L’homme et ses symboles en médecine traditionnelle chinoise, Paris : Albin Michel, 2002

Laszlo, E., Aux racines de l’univers : vers l’unification de la connaissance scientifique, Paris : Fayard, 1992

Malaurie. J., Hummocks, Paris : Terre Humaine, Plon, 1999

Schott-Billmann, F., Quand la danse guérit : approche anthropologique de la fonction thérapeutique de la danse, Nîmes : La recherche en danse, 1994

Le corps rassemblé : Pour une perspective interdisciplinaire et culturelle de la corporéité, Coll., sous la direction de Catherine Garnier, Ed. Agence d’Or, Université du Québec à Montréal, 1991.

Qu’est-ce qu’un corps ? Catalogue d’exposition du Musée du quai Branly, Paris : Flammarion, 2006

Journal du CNRS, n° 173, juin 2004

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